Notes du cours AS/FR 3130 6.0: Sémantique et lexicologie du français / French Semantics and Lexicology
Notes sur Aurélien Sauvageot, Portrait du vocabulaire français, «Les étagements du vocabulaire» (239-248)
Résumé:
- Sauvageot parle d’étagements du vocabulaire, comme s’il s’agissait uniquement de niveaux de langue, dont le plus élevé serait meilleur que le moins élevé. Bien entendu, les effets de style produits par des caractéristiques lexicales peuvent représenter des gradations de «niveau», mais ils sont également liés à une multiplicité d’autres facteurs: dimensions géographiques, sociales, psychologiques, vivacité de l’expression, surveillance de la forme, spontanéité communicative, etc.
- Peuvent influer sur le choix d’un terme des considérations de pays ou région, métier ou profession, âge ou sexe, styles soutenu, recherché, littéraire, poétique, savant, technique, neutre, familier, populaire, négligé, grossier, soigné, argotique, paillard, obscène et j’en passe. Donc, il serait mieux d’aborder la question autrement, mettant en valeur toute la gamme des valeurs et nuances relevant de cette diversité. Les registres d’une langue se reconnaissent et s’identifient surtout à leurs caractéristiques lexicales.
Je reproduis ici un texte qui souligne la complexité de la variation dite sociolinguistique, dont la variation lexicale n’est que l’indice le plus évidente:
- Quant aux niveaux de langue, appelés aussi registres sociolingustiques, on en distingue généralement trois: soutenu, familier et populaire. Quoique commode, cette façon d’interpréter les faits linguistiques ramène sur un seul paramètre, linéaire, des catégories qui relèvent de plusieurs, p. ex., soutenu (= circonstances formelles de communication publique), familier (= façon de s’exprimer dans l’intimité, familiale ou autre) et populaire (= usage d’une classe sociale). Au point de vue linguistique, il serait plus exact de parler d’axes à polarité double, p. ex., élitaire/populaire (classe sociale), français/québécois (aire géographique), familier/soutenu (degré d’intimité ou d’ouverture publique, [distinction entre le privé et le public]), archaïsant/novateur (dimension historique, changement linguistique), véhiculaire/vernaculaire (aire communicative), soigné/spontané (ou élégant/négligé) (degré d’attention portée à la forme), ampoulé/vulgaire (jugements de valeur ou de goût, [propre/impropre (degré d’exactitude)], écrit/parlé (types de communication), correct/incorrect (jugement sur l’acceptabilité grammaticale), standard/non standard (universel/particulier).
— Corbett, Langue et identité, Québec: Presses de l’Université Laval, 1990, p. xv.
- Sauvageot parle surtout de l’argot et du registre familier, sous prétexte que l’argot tend à pénétrer dans l’usage général en passant par le familier. Il ne fait pas d’analyse sociolinguistique. Son hypothèse sous-jacente paraît être la suivante: une société homogène (caractérisée sans doute par la Liberté, l’Égalité et la Fraternité) devrait jouir d’une langue homogène. Elle devrait à tout prix éviter la fragmentation dialectale, ce qui symbolise une désintégration sociale, alors que la cohésion sociale est le principal fondement d’une société démocratique, fraternelle et juste, comme la France, par exemple.
- L’argot est l’usage lexical d’une collectivité fermée, d’une petite société (ou sous-société) secrète. L’argot se veut hermétique pour les non-initiés. Les membres du groupe se reconnaissent à l’emploi des mêmes innovations lexicales et leurs affaires se font secrètement, afin d’éviter d’attirer l’attention des «gens bien». L’argot a tendance à se modifier, ses mots peuvent facilement changer de sens ou disparaître pour faire place à nouvelles créations. Toujours question de perfectionner l’aspect hermétique de la communication. L’essentiel est de limiter la compréhension aux seuls membres du groupe, p. ex., le milieu criminel, celui des prostituées, des adolescents (= ados), des étudiants, des médecins, des avocats, des blousons noirs (= FQ motards, gars à bicycle), etc.
Certains éléments argotiques finissent par entrer dans l’usage familier, registre utilisé entre amis et membres de la famille dans des circonstances informelles, ni trop serrées, ni trop lâches. Essayez de reformuler, en un style plus neutre, les phrases suivantes:
- Le toubib, il m’a mis à la flotte!
- Il mouille, il tombe de la flotte cet aprèm.
- Ce que j’ai besoin, c’est le fric (le pèse, le pognon, le foin).
- Il est allé faire pipi.
- Connaissez-vous les bouquins de Jean Giraudoux?
- J’ai une bonne combine pour décrocher des A+.
Certaines personnes n’ont qu’une seule façon de parler et éprouvent une gêne considérable dès qu’elles sont obligées de se surveiller, par exemple devant un supérieur. Dans ces conditions, l’inférieur cherche à éliminer tous les mots qui le «marquent» pour préférer à la place des termes neutres qui ne choqueront pas.
Questions: Si les mots vin et pinard font allusion au même liquide, quelle est la différence entre eux? À quoi bon deux termes alors qu’un seul suffirait? Même question pour fric, foin et argent.
- Quel est l’intérêt d’user de plusieurs registres lexicaux? La réponse de Sauvageot se rapporte à la littérature. Pour l’écrivain, la psychologie du personnage paraît à travers les mots qui lui sont prêtés. Alors, l’écrivain fait oeuvre de réaliste et d’analyste, grâce aux subtilités lexicales que lui offre la langue. Si ce principe s’applique à la belle littérature française, j’imagine qu’il devraut s’appliquer également à la vie quotidienne. Sans doute serait-il vain de s’en tenir à un seul registre, sous prétexte que la vie serait plus facile si on pouvait faire disparaître ses complexités (lexicales, sociales, ou réelles). Qui déciderait du «meilleur» registre pour tout le monde…. et pour toute circonstance? Et comment faire pour imposer ce registre idéal au détriment (ou bien au bénéfice) de toutes et tous?
- Le choix de ses mots sert aussi à établir une communication plus directe et efficace entre le locuteur et son interlocuteur. En se servant de mots connus et familiers, on se rapproche psychologiquement et socialement de celui à qui l’on s’adresse. On lui fait sentir qu’on ne le tient pas à distance. Évidemment, le choix de termes rares ou inconnus risque de produire l’effet contraire.
- La diversité lexicale permet d’aborder un même concept sous des aspects différents. Commentez la différence entre: le vin et le pinard, l’argent et le fric, j’étais surpris (estomaqué, atterré, sidéré), raccommoder et rafistoler, réparer et retaper.
- Selon l’auteur, l’enseignement officiel s’efforce d’extirper le plus possible des termes familiers ou argotiques, ceux qui représentent des écarts évidents de la norme, cette façon de parler et d’écrire jugée «propre», «correcte» et «acceptable» par ceux qui ont le pouvoir. Si tel n’était pas le cas, la langue nationale finiraient en variantes locales, sociales et dialectales propres aux différentes classes et sous-classes.
- La fragmentation lexicale serait la fragmentation de la société, ce que l’auteur juge inacceptable. Les civilisations démocratiques et homogènes — comme la française, bien entendu — tendent à réagir contre cette puissante force centrifuge en maintenant ou en recréant s’il le faut une langue commune.
- Aussi bien dire que toute langue vivante est un équilibre de forces centrifuges et centripètes, comme toute société. Plus la société sera complexe, plus le lexique le sera aussi. La seule façon uniformiser une langue, ce serait d’homogénéiser la société, rendre tous et chacun égal et identique. Mais la parfaite égalité n’est qu’une chimère, comme l’a prouvé l’expérience de l’Union soviétique.
- Sauvageot termine son exposé en affirmant que la plupart des langues connaissent des étagements de vocabulaire. Un des effets de la coexistence de plusieurs étagements de vocabulaire, c’est de mettre en danger la motivation. Peu de français voient la relation entre tête (< L. TESTA «pot en terre cuite», métaphore ressortissant au parler populaire) et chef (< L. CAPUT «tête»), encore moins entre tête et capituler, capitaliser, peine capitale, chef-lieu du canton, le cheptel, les chapiteaux, les capitaux, les capitaines, etc. Toujours est-il que le mot tête, d’origine argotique, a délogé chef avec le sens «partie supérieure d’un corps vivant».
- De même, si l’argotique pinard devait un jour remplacer le terme neutre vin, il briserait l’unité motivationnelle de l’ensemble, vinasse, vineux, aviné, vigne, vigneron, vignoble, vinicole, vinifère, vinification, etc. Donc, il y a fort à parier que le mot vin continuera à servir de terme neutre et que pinard, à cause de sa différence de forme et sa résonance affective, vivra longtemps comme terme argotique, familier et populaire.