Notes du cours AS/FR 4150 6.0: Initiation au français canadien / Introduction to Canadian French
Notes sur Denis Dumas, Nos façons de parler
N. B. Les transcriptions sur cette page ne sont parfaitement lisibles ni imprimables qu’en Firefox ou Internet Explorer.
Denis Dumas, Nos façons de parler, Chap. 7, «Patte contre pâte, ou la fameuse affaire des deux A…»
Le FS reconnaît deux sortes de a, qui s’opposent phonologiquement, soit /a/ antérieur et bref dans patte, tache et Anne, /Aù/ postérieur et long dans pâte, tâche et âne. Le rendement fonctionnel de cette opposition étant faible, il a tendance à disparaître, du moins en FP européen (avancé)…, au profit d’un seul /a/ central, prononcé [a], mais qui peut conserver des traces de longueur (dans le cas des a dits «longs par nature» ou longs parce que suivis d’une consonne allongeante). Cette opposition phonologique n’a pas disparu du FQ, là où elle se maintient avec une différence très nette de timbre. Le latin avait lui aussi deux a, une longue et une brève, mais dont la qualité était plutôt centrale. Il semblerait que les deux a du FS et du FQ représentent une innovation, survenue au Moyen Âge.
Au Canada, on retrouve /A/ postérieur surtout dans deux contextes linguistiques:
a) à l’intérieur du mot lorsqu’il est long par nature ou par allongement (pâte, tâche, âne, âge, château, passe, classe, grasse, gaz, rase, retard, lard) et
b) lorsqu’il se trouve en finale de mot absolue, en syllabe accentuée ou accentuable (pas, bas, gras, tas, ça, là, tu as, il/elle/on a, je (tu) vas, il/elle/on va, tu auras, il/elle/on aura, Ottawa, Alberta). Dans ce cas, située en CV à la finale du mot, la voyelle /A/ est postérieure mais pas longue.
Dumas expose ensuite — et prématurément? — une foule d’exceptions à la règle générale.
§2.1 Alors que les substantifs en -aille devraient tous présenter [Aù] long et postérieur, comme dans baîlle, taille, maille, bataille, mangeaille, marmaille, certains peuvent tout de même présenter [aù] antérieur: caille, rocaille, écaille, médaille, guédaille. Hypothèse explicative: alors que la première série reflète la prononciation FQ traditionnelle, la deuxième représente une prononciation soignée, à la française. À noter que les membres de la deuxième série sont relativement peu connus, moins courants, ou bien carrément nouveaux.
§2.2 mastic, pastille, plastique, (é)lastique, taxi prononcés avec [aù] antérieur plutôt qu’avec [Aù] postérieur chez un sous-groupe de Montréalais. Hypothèse: Influence de la prononciation anglaise.
§2.3 La série de mots en -ation, -asion devrait tous présenter [Aù] postérieur, alors que beaucoup prononcent [aù] dans la série éducation, (é)vocation, innovation, occasion, évasion. Hypothèse explicative: Ce sont des mots demi-savants; dans de tels mots, une prononciation «soignée» s’impose, du moins chez les personnes instruites.
§2.4 Gare, guitare, cigare, bagarre, tare, gaze, topaze, jazz se disent normalement en [aù], affirme Dumas, alors qu’on s’attendrait normalement à [Aù] postérieur. Tout à fait vrai, mais dans la mesure où la voyelle tonique aurait perdu son allongement dans cette série de mots, on s’attendrait plutôt à [a] antérieur. Quant à jazz, topaze et cigare, si ces mots sont des emprunts à l’anglais, ils devraient en principe refléter la prononciation anglo-américaine, avec [a] antérieur bref.
§2.5 Prononciation diphtonguée chez certains Montréalais des mots en -age, -ave, type garage, cave, lave. Puisque la diphtongaison exige une voyelle longue, soit [aù], soit [Aù], il faut croire que l’allongement est dû à la présence d’une consonne allongeante. Cf. la discussion de cette prononciation dipthtonguée dans les notes sur le chapitre précédent.
Ensuite, Dumas cherche l’explication historique du phénomène des deux a. Ce qui suit est une version revue, corrigée et abrégée, avancée par Corbett. En fin de syllabe devant consonne et en finale de mot devant consonne ou devant pause, le s s’affaiblit, s’amuït et tombe dès le 12e siècle, dans toute une série de mots de type chasteau, baston, paste, haste, gras, beste, forest et pas, tas, bas, ras, las. Dans d’autres mots, le son représenté par la lettre s est en fait [z], p. ex., blasmer, se pasmer, chesne, disner, cataplasme.
La chute des [s, z] préconsonantiques ne s’est pas fait en un clin d’oeil; il y avait vraisemblablement des étapes intermédiaires, des articulations affaiblies de type palatal [S, Z], vélaire [X, Ä], ou carrément glottal [h]. La progression était, du moins théoriquement, la suivante: *paste > paSte > paXte > pahte pa:te > pâte et *blazme > blaZme > blaÄme > blahme > bla:me > blâme. Si vous avez de la difficulté à concevoir un tel affaiblissement consonantique, pensez à la prononciation actuelle de l’anglais: (I) think so «I hink so».
En même temps que les sifflantes /s, z/ passaient à une articulation postérieure, vélaire ou glottale, la voyelle a prenait elle aussi une coloration postérieure, soit [A]. Et quand /s, z/ ont disparu pour de bon, ils ont laissé leur trace sous forme d’allongement de la voyelle précédente, d’où [Aù], à la fois postérieur et long. En FS et FQ, cette longueur se conserve à l’intérieur de mot, mais se perd en finale absolue.
Cela explique pourquoi beaucoup de mots écrits en -as ou -ât final de mot (pas, bas, vas, tas, las, bât, mât) présentent [A] postérieur à la fois en FS et FQ. À partir de cette série, tous les mots qui se terminent en un -a accentué ou accentuable se prononcent [A] postérieur en FQ familier et populaire, p. ex., va, ça, là, Alberta, Ottawa, Canada. Tandis qu’en théorie, tousles mots qui conservent un [s] toujours audible devraient en principe présenter [a] antérieur ou central, sans allongement, p. ex., glace, face, race, chasse, passe, masse.
Alors les affaires se compliquent, mes amis, du moins en FQ, parce que les mots qui contiennent un [s] ou un [z] toujours audibles présentent en général [Aù] postérieure et longue, par exemple, dans passe, grasse, basse, chasse, classe, rase, phrase, écrase, jase. Comment expliquer cela? Dumas avance une hypothèse selon laquelle le -ss- double, prononcé [ss] long en latin (comme dans l’italien de nos jours), aurait allongé la voyelle précédente lorsqu’il s’est simplifié en -s- [s]. Cette hypothèse est impossible à confirmer puisque cette simplification s’est faite à une époque très éloignée (7e-8e siècles) et que l’orthographe ne nous fournit aucune preuve d’un allongement compensatoire de la voyelle précédente.
Autre hypothèse, celle-ci avancée par Corbett: l’allongement et postériorisation du a devant un [s, z] audible serait plutôt ANALOGIQUE à ce qui se passe devant les [s, z] qui s’amuïssent. Il est sans doute significatif de noter les relations lexicales et morphologiques qui relient pas, bas, gras, tas, ras, las, amas, matelas, embarras d’un côté, avec passe, basse, grasse, (en)tasser, raser, baser, lasser, amasser, matelasser, embarrasser de l’autre.
Dans d’autres cas, la présence d’un [Aù] postérieur est plus difficile à expliquer, notamment devant un r final de syllabe (rare, avare, barbare, égare, canard, lard) ou devant -rr- intervocalique ou final de syllabe (barre, barrer, bizarre, tintamarre, carré, carrément). Tout ce qu’on peut dire, c’est que -r- intervocalique s’affaiblissait pour se confondre avec -z- dans le vernaculaire du 17e siècle. Il en reste des traces permanentes en FS: chaire > chaise, chanteure > chanteuse, béricles > bésicles. Par conséquent, la voyelle qui précédait le r simple pouvait se laisser interpréter comme une longue. Dans le cas du -a-, qui dit voyelle longue au Canada dit aussi voyelle postérieure.
Notons que beaucoup de mots présentant le groupe C + /{/ (théâtre, câpre, se câbre, âpre, âtre, parâtre, marâtre) contiennent un [Aù], long par nature; d’autres mots phonétiquement proches n’avaient qu’à suivre ce modèle, par voie d’analogie: ladre, escadre, sabre, macabre, délabre, Calabre, Fabre, cadavre, havre. La même remarque s’impose pour la série en C + /l/: râcle, bâcle, débâcle, râble (voyelle longue par nature) par rapport à miracle, oracle, diable, cable, sable, table.
§5 Dumas termine son exposé en affirmant que la valeur des deux a est surtout symbolique en FQ (une marque d’âge, de sexe, de profession, ou de statut social). À l’appui de cette affirmation, il avance le faible rendement fonctionnel de l’opposition /a ~ Aù/, p. ex., patte ~ pâte, Anne ~ âne, tache ~ tâche, mal ~ mâle, chasse ~ châsse, jaunasse ~ Jonas, palotte ~ pâlotte. Vraisemblablement, c’est pour cette raison que l’opposition a été abandonnée — à toutes fins utiles — par le français européen.
À ce chapitre, Dumas néglige un fait important concernant la morphologie verbale du vernaculaire québécois. L’opposition phonologique /E ~ a/ du FS se réalise assez souvent [a ~ A] en FQ, du moins en finale de mot. Cette différence est distinctive et soutient d’importantes oppositions morphologiques: tu es ~ tu as, il est ~ il a (dans les temps simples des verbes être et avoir et dans tous les passés composés), tu auras ~ tu aurais, tu verras ~ tu verrais, il verra ~ il verrait (futur simple vs. conditionnel), sans oublier l’opposition désuète (limitée à la langue soignée, formelle, ou littéraire): tu chantais ~ tu chantas, il chantait ~ il chanta (imparfait vs. passé simple).
Dans son post scriptum (p. 151), Dumas affirme avec raison que «…nos façons de parler sont redevables à la fois à l’histoire, à la géographie et aux autres valeurs qui ont cours dans la société». Si les dimensions historiques et géographiques sont relativement peu développées dans Nos façons de parler, par contre la présentation des faits phonétiques y est extrêmement nuancée. En plus, Dumas a le mérite de préciser les valeurs sociolinguistiques qui se rattachent aux différentes caractéristiques de la prononciation québécoise.
En fin de parcours, quelques questions:
- Expliquez pourquoi on ne trouve jamais [A] postérieur dans la/ma/ta/sa maison, ça paraît, là-bas, là-dedans, etc., alors qu’il figure régulièrement dans: elle est là, il n’y a rien là, c’est ça, ça va, qu’est-ce que t’as?
- Comment prononce-t-on les prénoms Lisa, Lina, Lydia, Claudia, Maria, Nadia au Québec et pourquoi?
- Si le mot maman a les variantes [mamA)] et [momA)], papa en connaît davantage: [pApA], [pApa], [popA], [pupA] et [papA]. Commentez cette diversité.
- Comment prononce-t-on au Québec les mots caca et tata? Expliquez pourquoi.