Notes du cours AS/FR 3130 6.0: Sémantique et lexicologie du français / French Semantics and Lexicology
Notes sur Aurélien Sauvageot, Portrait du vocabulaire français, «Problèmes pratiques» (248-266)
Résumé:
- Les problèmes pratiques surgissent alors qu’il s’agit de nommer tel nouveau concept, culturel ou intellectuel, telle innovation technologique, telle production originale, tel médicament, telle voiture ou tel article de mode.
- La transformation de la vie sous tous les aspects au 20e siècle a aboli la signification d’un nombre considérable de mots et a créé comme des vides lexicaux dans d’autres secteurs, vides qu’il importe de combler avec des vocables français transparents, plutôt qu’avec des termes étrangers hermétiques.
- Dans la mesure où ces transformations proviennent d’une civilisation étrangère, à dominante anglo-américaine, les termes qui les désignent sont naturellement d’origine anglo-américaine. Ces mots anglais s’adaptent tant bien que mal aux habitudes de prononciation françaises. La plupart se naturalisent et établissent des liens de forme et de sens avec d’autres termes d’usage. Exemples: parking ~ parc, parquer; suspense ~ suspendre, suspension, rester en suspens. D’autres vocables sont opaques pour les francophones et demandent un minimum de connaissances de l’anglais, p. ex., lobby, cockpit, trusteeship, timing, gangster, hold-up, le look, cool.
- Un dictionnaire qui exclurait délibérément les mots d’emprunt récent ou d’usage général ne rendrait aucun service au public français. Selon l’auteur, un remède possible est de proposer un équivalent convenable qui pourrait éventuellement remplacer le mot d’emprunt si, en bout de ligne, on le trouve indésirable, p. ex., parking ou bien parquage, planning ou planification, pipe-ligne ou oléoduc…, ou encore conduite de pétrole.
- Dans certains milieux, on manifeste une certaine répugnance à se servir d’emprunts trop «frais», à la différence des emprunts moins récents [analogie avec le vin ou le fromage trop «frais»?] Qu’est-ce qui pourrait expliquer cette différence? Que les nouveaux emprunts ne sont pas généralement compris alors que les vieux le sont? Que les emprunts bien établis sont pratiquement impossibles à déraciner (= indéracinables?).
- Certains emprunts ne rencontrent aucune résistance et d’autres, au contraire, suscitent de véhémentes protestations de la part des puristes et ceux qui craignent la force omniprésente de la civilisation anglo-américaine.
- Il semblerait que quand le mot nouveau venu se heurte contre un terme connu et plus ou moins synonyme (parking vs. stationnement, planning vs. planification), les puristes sont aptes à réagir. Quand, au contraire, un mot étranger ne se heurte à aucun terme du cru, il ne rencontre aucune opposition importante. En principe, c’est l’idée générale qu’on comble un vide lexical sans problèmes, mais que les locuteurs évitent la redondance à tout prix. Pas toujours évident!
- En fait, on emprunte même quand il n’y a pas de lacune évidente: weekend vs. fin de semaine, interview vs. entrevue, payer cash vs. payer comptant, un moteur (super)flash vs. un moteur puissant, hold-up vs. vol à main armée, agression. On pourrait multiplier les exemples.
- Généralités: l’emprunt est inévitable quand la langue n’a pas de terme adéquat dans son stock propre. Aucune langue n’a un stock lexical infini et certaines sont plus réfractaires que d’autres à l’idée de créer de nouveaux termes par les procédés habituels (dérivation, composition, siglaison, troncation, etc.). Dans ces circonstance, l’emprunt est un choix naturel: le nouveau mot arrive avec le nouveau produit, le nouveau concept, la nouvelle technologie; on n’a qu’à l’accepter, ou bien lui trouver un équivalent, p. ex., frigidaire ou armoire frigorifique > frigo, kodak ou appareil photo.
- Évidemment, il est plus vite fait de dire building que «édifice de très grandes dimensions, servant au commerce ou à l’habitation». D’ailleurs, pour les Français de France un édifice est plus formel qu’un building, et le sens du mot immeuble est d’une plus grande généralité. Qui dit building dit neuf, moderne, de style américain, produit par de nouvelles méthodes. Édifice, qui vient du latin AEDIFICIUM, a une résonance plus «noble» et bâtiment est plutôt banal et neutre.
- Même les spécialistes de la terminologie technique ont du mal à tomber d’accord sur le mot «juste» (exemples en pp. 254-255). Il semblerait qu’un terme qui fait image, ou qui renvoie à une réalité connue a de meilleures chances de s’imposer qu’un terme hermétique, opaque, de formation latino-grecque. D’ailleurs, le terme anglais a souvent l’avantage de la brièveté, même s’il manque de motivation.
- L’auteur affectionne le décalque, traduction idiomatique très rapprochée du terme original. Ce procédé rend service en hongrois, finnois, néo-norvégien, langues emprunteuses par excellence. Exemples: jet-plane > avion à réaction, sky-scraper > gratte-ciel, speaker, speakerine > anonceur, présentateur ou parleur. Certains s’objectent que les mots en question ont déjà d’autres sens bien établis, mais il reste que la plupart des mots courants sont polysémiques par nature et que la polysémie ne crée aucun problème communicatif réel.
- Plus problématique serait la forme féminine de certains des mots proposés: *annonceuse?, présentatrice, *speakeuse, *parleuse? Somme toute, il est difficile de contrôler une langue quand on ne peut même pas contrôler la société qui s’en sert. Sauvageot parle de «décréter» l’usage de certains termes, au détriment d’autres. Mais comment procédér? Faudrait-il instaurer des gouvernements fascistes pour imposer le vocabulaire de choix? Le choix de qui? Et dans quel but? Que ferait-on de ceux qui ne respecterait pas les édits des commissions de terminologie? Les mettre en prison? Inscrire un gros X stigmatisant sur leur front?
- Selon l’auteur, nous n’avons que deux ressources (à part la dérivation savante): emprunter des termes étrangers ou bien fabriquer des mots à partir de rien. Mais cette dernière relève de la pure fantaisie: on ne crée pas un mot ex nihilo. La tradition veut qu’on cherche d’abord dans le stock français (couche populaire, les dialectes n’étant pas mis à contribution), ensuite dans le fonds latino-grec (couche savante).
- Parfois, on donne à une invention le nom de son inventeur ou créateur, ce qui marche assez bien pour les concepts scientifiques, spécialisés ou les marques de commerce, qui sont généralement monosémiques, p. ex., ampère, volt, ohm, hertz, curie, poubelle, braille, morse, Chrysler, Delco, Mopar, McDo, Caterpillar, Dell, Seagram, Sears, Tim Horton.
- Proposition farfelue: fabriquez des supports phoniques avec des phonèmes assemblés selon des combinaisons qui n’ont pas été utilisées dans la langues. Ainsi ker ou quère (comme père, paire, pair, terre, taire, guerre, guère, etc.) pourrait signifier «frigidaire», par exemple, faisant ainsi disparaître le méchant terme d’origine anglaise.
- Une telle initiative est vouée à l’échec, puisque c’est l’usage qui fait la règle dans les langues. Par ailleurs, ker/quère n’a aucun lien de sens ou de forme avec quoi que ce soit dans le vocabulaire français (à moins que ce soit le Caire, capitale de l’Égypte). Par contre, frigidaire, terme motivé, évoque frigide, frigidité, froid, froideur et frais, fraîcheur + air. L’inconvénient de cette idée: on voudrait créer des mots que rien ne relie — ni la motivation phonique, ni la motivation morphologique, ni la motivation sémantique, ni la motivation étymologique — aux termes courants dans les autres langues de civilisation pour désigner des concepts communs au monde entier, et cela dans un contexte où les personnes et les mots passent facilement d’un pays à l’autre.
- Pourtant, l’emploi du décalque est possible et offre un maximum de transparence sémantique. Sauvageot conclut que le décalque permet de maintenir des liens conceptuels avec la terminologie la plus courante hors de France. Le décalque permet du même coup de «standardiser» les nomenclatures. Sur cette lancée, il cite les décalques anti jam > antibrouilleur, break away > corrosion galopante, jerk > suraccélération, jitter > frétillement, etc. Pourrait-on ajouter à cette liste les freins antiblocage < anti-lock brakes, et le mécanisme d’autopilotage de voitures appelé cervo «cruise control» (p. 259).
- Le temps presse, dit l’auteur, chaque jour apporte des concepts nouveaux et il faut les habiller d’appellations appropriées (c’est-à-dire françaises?). Les commentaires de Sauvageot ne font que prouver qu’on y parvient difficilement. D’où l’importance de ces fameuses Commissions de terminologie, promues et subventionnées par les gouvernements français et québécois. Leur fonction est de canaliser l’évolution des lexiques spécialisés et de forger ds néologismes dans les domaines où la langue anglaise à tendance à dominer, p. ex., médias, informatique et internet, commerce et finance, biochimie, recherche médicale et technologie scientifique.
- À mesure que la tradition des études classiques perd de vitesse, le fonds latino-grec ne sert qu’à fournir des termes médicaux, techniques et abstraits. Pour le reste, on emprunte à des pays qui innovent sur les plans culturel, intellectuel, technologique ou autres. Dès lors, le nom est inséparable du concept emprunté. Croyez-vous qu’on puisse nommer le Coke ou la Coca autrement en France?La Toyota Corolla, le kleenex, le frigidaire, le Big Mac, Quick, ou MacDo? Qu’on ait même le droit?
- Il est pertinent de se poser la question suivante, dans un monde qui s’internationalise, est-il souhaitable que chaque pays ou chaque région ait son propre terme pour désigner chaque réalité, chaque concept? N’est-ce pas compliquer inutilement l’échange des idées? Quand les européens instruits savaient un peu de latin et grec, on pouvait compter sur le latin et le grec pour élargir le stock lexical. Les termes de type latin-grecs étaient largement partagés par toutes les sociétés européennes…, et par tous ceux qui venaient apprendre une langue ou une culture occidentale.
- Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Presque personne ne maîtrise le latin ou le grec ancien, mais beaucoup ont des connaissances étendus de l’anglais, devenue la langue des communications internationales. Ainsi, la solution lexicale idéale serait que les nouveaux termes à portée internationale aient une base anglaise, dans la mesure du possible, une base qui serait conforme à celles des langues romanes, elles aussi encore très largement répandues à travers le monde.
- Post scriptum en seconde lecture: Ayant relu ce texte, je constate que S. n’aborde qu’un seul «problème pratique», celui de l’emprunt à l’anglais, phénomène qu’il aimerait contrer sinon enrayer. Est-ce une approche réaliste? La solution de facilité revient à accepter les emprunts: on les naturalise en les adaptant phonétiquement et/ou morphologiquement aux structures dominantes de la langue française. C’est ainsi qu’on procède habituellement.
- Pour déloger un emprunt, l’auteur n’envisage que trois possibilités: a) lui substituer un terme latino-grec, b) traduire l’intrus en français ou le décalquer, c) le remplacer par un mot sans motivation aucune, créé ex nihilo. Comme nous l’avons vu ci-dessus, la solution c) ne mérite pas qu’on s’y attarde. Quant au processus a), il reste toujours possible dans les domaines médicaux, techniques et scientifiques, mais la tradition latino-grecque est en perte de vitesse. D’ailleurs, la solution gréco-latine comporte le danger de s’écarter de la norme internationale, dans la mesure où d’autres pays utiliseraient à la place des termes anglo-américains.
- Donc, pour barrer la route aux emprunts, il reste au français le choix b), traduction ou décalque. Mais les traductions sont parfois longues et maladroites, alors qu’un terme qui réussit à s’imposer est généralement court. Examples de traduction et/ou décalque: anti-lock brakes = freins anti-blocage, hard drive = disque dur, e-mail = courriel, spam = pourriel. À noter qu’un décalque réussi est une traduction plus ou moins idiomatique.
- Conclusion: À part le recours aux néologismes latino-grecs (qui conviennent surtout aux concepts médicaux et scientifiques), le français n’a qu’une alternative: naturaliser les termes étrangers ou bien les décalquer. Les nouveaux mots les plus réussis seront sans doute bien motivés sur le plan morphologique, transparents sur le plan sémantique.