Jacques Leclerc, chapitre 10, «Le genre et le nombre»
Remarques préalables:
Dans son glossaire, Leclerc définit la morphologie comme suit: «1. Étude de la forme des mots, par opposition à l’étude des fonctions [grammaticales] ou syntaxe. 2. Description des règles et des formes diverses que prennent les mots selon les catégories de genre, de nombre, de temps, de personne, etc.». Il s’ensuit que la morphologie étudie surtout le système nominal (= la forme des noms, adjectifs et leurs déterminants) et le système verbal (= la forme du verbe et ses éléments dépendants: pronoms, auxiliaires, adverbes d’intensité, etc.)
Les morphèmes constituent des unités minimales de signification (comme les phonèmes sont des unités minimales de son, à valeur différenciative).
Dans ce chapitre, il s’agit surtout de morphologie grammaticale, non pas de morphologie lexicale (= des questions de préfixation, re-voir, re-faire, r-avoir, re-mettre, ré-viser, ré-nover ou de suffixation, rinç-age, lav-age, drain-age, bavard-age, jas-age, croissant-erie, bouch-erie, jeann-erie, charcut-erie, dogu-erie, etc.
On y parle surtout de la langue orale, dont la grammaire est relativement peu étudiée (bien dommage pour les anglophones francisants qui ne connaissent qu’une longue tradition de préférence accordée à la grammaire normative, la langue écrite et la tradition littéraire).
1 Les marques du genre
Le genre est (devenu) arbitraire dans la plupart des langues indo-européennes. Le plus souvent, il n’y a aucune relation logique entregenre et sexe. Le genre est un concept grammatical, le sexe est un concept biologique (reproductif). Leclerc cite beaucoup d’exemples qui prouvent que le genre est arbitraire en français: le tigre mais la panthère, un bras mais une jambe, un mannequin mais une sentinelle, un crapaud mais une grenouille.
Va chercher une explication logique à ces différences de genre dans les langues modernes; tu n’en trouveras pas! Si en théorie m. signifiait «la force» et f. «la faiblesse», on s’attendrait à ce que le soleil soit toujours du m. et la lune du f. dans toutes les langues possédant le genre grammatical. Or, il n’en est rien! Comparer le soleil et la lune en français avec die Sonne (f.) und der Mond (m.) en allemand, ou encore avec the sun and moon (neutres) en anglais..
En général, on dit que le genre est marqué s’il porte comme en français, un indice formel, un morphème (oral ou écrit) qui nous permet de l’identifier. En anglais, le genre est non marqué (à ne pas confondre avec le sexe biologique qui lui est habituellement marqué dans le lexique: father ~ mother, brother ~ sister, rooster ~ hen, etc.)
2 Le genre en français oral
En langue écrite, on voit le plus souvent une marque graphique du f., la fameuse lettre –e, qu’on ne prononce pas: vill-e, fill-e, ami-e, gentill-e, tortu-e, chienne, chatte En fait, la vaste majorité des noms et adjectifs français ne sont pas marqués pour le genre; ils sont donc invariables à l’oral. Pour cette raison, l’emploi d’un determinant est devenu obligatoire en français avec tous les noms (= substantifs). Les déterminants les plus usités sont bien sûr: un ~ une, le ~ la, mon ~ ma, ton ~ ta, son ~ sa, ce ~ cette…, et la distinction de genre est parfaitement claire, grâce à ces morphèmes grammaticaux. Au pluriel, par contre, aucune marque de genre: des, les, mes, tes, ses, ces… La plupart des langues marquent le genre au singulier, mais pas au pluriel.
Ceci dit, a peu près 40% des noms et adjectifs — surtout les plus courants — portent une marque de genre, habituellement au féminin. On peut même dire qu’à l’oral, le masculin est le genre non marqué par excellence (morphème zéro), alors que le féminin porte tout le fardeau des marques morphologiques!
2.1 Les marques par addition
Dans cette catégorie, le f. peut être différencié du m. par l’addition d’une consonne audible: gris ~ grise, blanc ~ blanche (adjectifs courants)
Chez certains noms et adjectifs, cette addition consonantique est accompagnée d’une variation vocalique: cousin ~ cousine, copain ~copine, léger ~ légère, beau ~ belle, laid ~ laide (noms et adjectifs courants).
Plus rarement, le f. est marqué par l’addition d’un suffixe: maître ~maîtr-esse. Cette addition suffixale peut être accompagnée de variation vocalique et/ou consonantique, p. ex.: duc ~ duchesse, professeur ~ professoresse, sec ~ sécheresse.
Dans tous ces exemples, référence est faite à l’oral, non pas à l’écrit. (L’affichage électronique des caractères phonétiques fait problème pour le moment).
2.2 Les marques par alternance
Les mêmes principes s’appliquent dans cette catégorie:
Alternance consonantique: pensif ~ pensive. Barrez l’exemple père ~ mère : il s’agit d’une alternance de lexèmes
Alternance de consonnne avec variation vocalique: chanteur ~ chanteuse
Alternance vocalique: mon ~ ma, ton ~ ta
Alternance suffixale: act-eur ~ act-rice, direct-eur ~ direct-rice
Alternance lexicale: père ~ mère, fils ~ fille, mâle ~ femelle, poule ~ coq, cerf ~ biche
2. 3 Les marques par suppression:
Tous les exemples donnés ici par Leclerc sont des exemples de suppression suffixale. Il faut noter que, pour une fois, le genre m. est marqué et le f. ne l’est pas. Exx. compagn-on ~ compagne, dind-on ~dinde, mul-et ~ mule, can-ard ~ cane, vieill-ard ~ vieille.
3 L’oral et l’écrit en français
Tableau qui décrit le 40% des mots variables en genre à l’oral. Les pourcentages montrent clairement que l’addition d’une marque au féminin est le procédé de formation usuel.
3.1 Marque orale et marque écrite
Une marque orale entraîne presque toujours une marque écrite. Mais le contraire n’est pas vrai! Le français présente plein de -e (= f.) et de -s (= pl.) écrits qui restent inaudibles à l’oral, donc non fonctionnels sur le plan de la communication!
3.2 La substitution et 3.3 La similitudes entre les codes
Oublions ces deux rubriques.
4. Comparasion linguistique des marques du genre
Leclerc suggère que, à part les références au sexe biologique, le genre est inutile sur le plan fonctionnel parce qu’il complique la langue sans la rendre plus efficace sur le plan de la communication. Pas tout à fait vrai, parce que le genre peut souligner l’unité syntaxique et la cohésion du groupe nominal, p. ex., un petit garçon intelligent est arrivé ~ une petite fille intelligente est arrivée. Au féminin, on entend toutes sortes de consonnes finales [n, t, j, t], alors qu’au masculin, ces consonnes font entièrement défaut (= morphèmes zéro)
4.1 La redondance des marques
L’auteur montre comment la redondance peut-être utile dans l’acte de communication. Les exemples prouvent que l’italien, l’espagnol et le portugais sont plus redondants que le français en ce qui concerne les marques de genre.
En français, les marques de genre résident principalement chez les déterminants du nom, dont l’usage est obligatoire, soit: un ~ une, le ~ la, mon ~ ma, ton ~ ta, son ~ sa, ce ~cette. Peu de noms français s’emploient sans déterminant. Comme exemples, on a surtout les noms propres (Noël, Jeannette, Montréal, Québec), le nom de la déïté (Dieu), et certains substantifs dans les formules figées (fermer boutique, mener guerre, aller bon train, rebrousser chemin).
4.2 L’opposition masculin ~ féminin ~ neutre
Certaines langues, comme le russe, présentent un système triparti: masc. ~ fém. ~ neutre. En russe, où il n’y a pas d’article, c’est le nom (= le substantif) qui porte les marques du genre:
masculin: dom (morphème zéro) «maison»,
féminin: ulica (morphème -a) «rue»
neutre: tchuvstvo (morphème -o) «sensation»
4.3 L’opposition animé ~ inanimée
Certaines langues (africaines par exemple) présentent une opposition entre ce qui est animé (vivant, actif, peut-être même dangereux) et ce qui est inanimé (sans vie, inactif, peut-être sans danger). On pourrait formuler l’hypothèse que certaines sociétés trouvaient utile, à l’origine, de différencier les choses animées, vivantes, puissantes et dangereuses, des choses inanimées, inertes et impuissantes, donc sans danger.
L. remarque qu’en bouroushaski, langue du nord de l’Inde, on distingue quatre classes de noms:
1) les êtres humains mâles
2) les êtres humains femelles
3) les êtres animés non humains plus certains objets (?le soleil et la lune?)
4) tous les autres objets considérés comme inanimés
4.4 Les oppositions de classes (grammaticales)
Certaines langues, comme le latin, le grec, le russe, l’allemand et les langue de la famille bantoue, ont plusieurs formes différentes pour un seul nom selon ses fonctions grammaticales (sujet, objet, location) ou sémantiques (parties du corps, animaux, etc.)
5 Le nombre en français oral
Tout d’abord, notons que le genre est rarement marqué dans les formes plurielles, et sûrement pas dans les déterminants: des, les, mes, tes, ses, ces, nos, vos, leurs… De plus, la vaste majorité de noms (= substantifs) ont une prononciation identique au sg. et au pl. (un ami [ami], mes amis [ami]), tout comme une amie [ami], mes amies [ami]).
À part le fameux -s ou -x qui s’écrit mais qui ne se prononce pas (livres, chevaux), on remarque que certains noms ont la forme du singulier et le sens du pluriel (ou collectif)… et vice versa.
Forme du singulier ~ sens du pluriel…
Le monde pense que tu es fou (Qc)
Tout le monde pense que tu es fou (Fr)
La noce de mon fils (Qc) = Les noces de mon fils (Fr)
La foule était énorme.
Un grand nombre croit aux ovnis.
J’ai pris ma vacance (Louisiane) = J’ai pris mes vacances (Fr)
J’aime le spaghetti (Qc) = J’aime les spaghettis (Fr)
Le pantalon, le short, le bermuda, le jean (Fr) = Les pantalons, les shots, les bermudas, les jeans (Fr)
Une frite, s’il vous plaît! (= «une commande de frites»
Il y a de la voiture sur la 401! (il y en a tellement qu’on ne pourrait jamais les compter)
Il y a du raisin dans les vignobles cette année! (= une extrême abondance)
Forme plurielle ~ sens singulier
Des obsèques, des funérailles, des vacances, des noces, les fêtes, les ciseaux, les spaghettis, les pâtes (FS)
Les pantalons, les shorts, les jeans, les bermudas (Qc)
Les grandes orgues de la Cathédrale de Notre-Dame (un seul instrument musical, mais combien complexe!)
Madame, vous avez parfaitement raison (= une seule personne, distanciation psychologique)
Dit le docteur: «Comment allons-nous aujourd’hui?» (nous = vous; ici le docteur partage vos soucis)
Ils disent qu’il va pleuvoir (Qc) (ils = on, le bureau de la météo, quelqu’un d’inconnu)
Leclerc p. 126 «… il n’existe pas de morphologie propre à rendre l’opposition singulier/pluriel pour 97,5% des mots en français oral». Voilà donc une autre raison pour laquelle le déterminant est obligatoire avec chaque substantif. Exemple: des ( les, mes, tes, ses, ces, nos, vos, leurs) livres [de livR]
Ajoutons que la grammaire normative insiste sur la forme de devant adjectif + nom: de petits fruits, de grands formats, de longues nuits, de bons amis, de généreuses subventions…
Mais en fait, bon nombre de francophones dit:
des petits fruits, des grands formats, des longues nuits, des bons amis
Voyez-vous pourquoi?
5.1 Les marques de nombre par addition (à peu près 57% des verbes)
1) Une simple addition consonantique fait la différence sg. ~ pl. dans la première catégorie.
2) Dans la seconde catégorie, l’addition de consonne est accompagnée d’une variation vocalique.
Bien entendu, on parle toujours des formes orales et de consonnes audibles. L’orthographe française est trompeuse et représente, grosso modo, la prononciation d’il y a huit siècles.
5.2 Les marques de pluralité par alternance (à peu près 3% des mots variables en nombre, mais tous sont fréquents)
1) Alternance vocalique. C’est le cas de tous les déterminants du nom:le ~ les, mon ~ mes, et de certains verbes à très haute fréquence:va ~ vont, a ~ ont, fait ~ vont, est ~ sont.
2) Alternance de morphèmes: une ~ des, lui ~ eux, à la ~ aux, celui-là ~ ceux-là.
5.3 Les marques par suppression
Plusieurs exemples de formation du pluriel par la suppression d’une consonne finale avec variation vocalique. Sont typiques de cette catégorie tous les mots de type: normal ~ normaux, animal ~ animaux.
Dans tous les cas précédents, on dirait que le pluriel est marqué relativement au singulier, qui serait la forme non marquée. Pour cette raison, c’est la forme du singulier qui a tendance à se généraliser chez les tout petits (regarde les beaux chevals!) avant que leurs parents les corrigent. Si le mots est moins courant, et que la correction ne se fasse pas, c’est la forme du singulier qui finit par s’imposer au pluriel comme la seule forme correcte (on a participé à des festivals, on n’a pas d’examens finals).
5.4 L’oral et l’écrit
Statistique: Alors que 39,000 mots sont variables en nombre à l’écrit, seulement 1,025 le sont à l’oral. Sur ces 1,025 mots variables, 585 sont marqués par l’addition d’une consonne, 410 par la suppression d’une consonne.
6 Comparaison linguistique des marques du nombre à l’oral
Anglais: aucune redondance dans les marques de pluralité à l’oral
Italien et portugais: la pluralité est marquée plusieurs fois à l’oral (dans le dét., dans l’adj. et dans le nom)
Allemand: La pluralité est marquée à l’oral et dans le déterminant et dans le nom.
Français: La pluralité est marquée à l’oral surtout dans le déterminant, rarement dans le nom
6.2 L’opposition singulier ~ duel ~ pluriel
Certaines langues ont, avec le sg., le pl., une troisième catégorie appelée le duel. Exemple de l’inuktitut: iglu (1 maison), igluk (2 maisons), iglut (plusieurs maisons).
En ancien français, jusqu’au 13e-14e siècles, on avait une catégorie appelée «pluriel de l’indéfini», p. ex.,
unes dents «un ensemble de dents, des dents»
unes joues «une paire de joues, des joues»
uns cheveux «ensemble des cheveux, la chevelure»
unes jambes «deux jambes»
uns bras «deux bras»
uns ciseaux «une paire de ciseau(x)»
uns pantalons, unes braies «britches»
Quand on a cessé de prononcer le -s terminal des mots, on a dû abandonner cette catégorie grammaticale». Aujourd’hui, on est obligé de dire: des, ou bien: une paire de… un ensemble de…, une série de…, ou, dans d’autre cas choisir entre un pantalon (sg.) et des pantalons (pl.), un ciseau «chisel» (sg.) et des ciseaux «scissors» (pl.)
6.3 L’opposition pluriel distributif ~ pluriel collectif
7 La déclinaison Petit cadeau: Faisons l’économie des rubriques 6.3 et 7!