Cours AS/FR 4150 6.0: Initiation au français canadien / Introduction to Canadian French
Notes sur Denis Dumas, Nos façons de parler
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Denis Dumas, Nos façons de parler, Chap. 3 «Pourquoi dit-on nous-autres et donne-moi-z-en?»
Voici des propos qui dépassent largement le cadre de la pure phonétique. Reconnaissons tout de suite que la phonétique n’existe pas en vase clos; elle est étroitement liée à la morphosyntaxe.
Pronoms disjoints, autonomes, à forme forte et qui fonctionnent syntaxiquement comme s’ils étaient des substantifs: Moi, toi, lui, elle, ça, cela, nous-autres, vous-autres, eux-autres (deux fonctions: sujet et objet, p. ex., MOI, je vous parle, Elle parle avec MOI). Les formes fortes jouissent d’une très grande liberté syntaxique (ils se comportent en cela comme des substantifs), tandis que la mobilité syntaxique des pronoms faibles, dits clitiques, est très limitée. Ces pronoms sont inaccentués, atones, faibles et s’appuient sur un autre élément syntaxiquement plus fort, le verbe par exemple: (je te l’ai dit, et non *moi toi ai cela dit). Sous l’accent tonique, par contre, la forme forte est de rigueur. Ainsi, par exemple, à l’impératif on dit Parle-moi, jamais *Parle-me! À la question: Qui est là? on répond C’est moi!, jamais *C’est me!
Les pronoms à forme faible, dits clitiques (= non-autonomes) et qui doivent s’appuyer syntaxiquement sur un verbe, se trouvent toujours devant le verbe, et sont étroitement liés au verbe. Par contre, les PRO forts (toniques, accentués, se trouvent après le verbe, en début ou en fin de phrase, ou bien après préposition, ou encore à l’état isolé, démarqués par des pauses.
Il y a deux séries de PRO faibles (clitiques) selon leur fonction syntaxique: PRO clitiques sujets (je, tu, il, elle, ce, on, nous, vous, ils, elles) Ex. JE veux, TU es, IL sait. PRO clitiques qui ont la fonction d’objets direct ou indirects (me, te, se, le, la, nous, vous, se, les) Ex. je LE veux. PRO clitiques objets indirects à la troisième personne (lui, leur, y, en). À toutes les autres personnes, une seule forme assure les deux fonctions syntaxiques: les pronoms clitiques me, te, se, nous, vous sont soit directs soit indirects, selon les propriétés sémantiques du verbe, p. ex., Marie M’a donné une gifle! (= à moi, indirect), je ME rase (= direct), mais cf. je ME rase la tête (= indirect). Seule la forme forte peut paraître seule, à l’état isolé: «Qui est là? — Moi» (jamais *je, *me, *j’, m’).
La forme forte fonctionne comme si elle était un véritable substantif: C’est moi (= c’est Noël) qui vous parle! Je suis arrivé avec lui (= avec Jean). Par contre, le PRO faible ne peut pas remplacer un nom qui suit une préposition ou qui reçoit l’accent tonique, comme le montre les exemples suivants: *C’est je! *Je suis arrivé avec il!
Les pronoms faibles (= clitiques) ont tendance à se réduire phonétiquement et à perdre leur syllabicité, donc: j’, t’, i(l) prononcé [i] ou [j], e(lle), prononcé [E] ou [a], c’, [s] pour les formes du singulier et, pour deux formes du pluriel, [z] (dans {nous}-z- avons, [vous}-z-avez. À la 3e personne du pluriel, {ils}-z-ont) se dit plutôt en France, [j] ont (sans consonne de liaison) au Canada. Même genre de réduction pour les clitiques me, te, se, le, lui, leur qui se réduisent en m’, t’, s’, l’, ’ui en France. Le FQ va plus loin et réduit ses formes en m’, t’, s’, l’, ’i, ’eu(r) (var. ’eu-z, dans je leu-z-ai dit).
Par contre, on a tendance à renforcer, amplifier, ou allonger tous les PRO forts, autonomes, pour mieux les différencier des PRO faibles: Comparez nous, vous, ils, elles (PRO faibles) avec FQ nous-autres, vous-autres, eux-autres (PRO forts et autonomes) (autre possibilité de renforcement en FQ (nous-autres mêmes, vous-autres mêmes, eux-autres mêmes). Ainsi, on remarquera l’opposition caractéristique: Vous êtes là! (sg. en style neutre, ou pl. en style soigné), mais Vous êtes là, vous-autres! Le PRO fort long marque clairement la pluralité et c’est là sa principale raison d’être.
Tendances générales en langue parlée:
Les PRO clitiques je, me, tu, te, le, ce ont tendance à perdre leur voyelle inaccentuée et à conserver leur consonne. CV C’. Le PRO clitique masculin il perd son /l/ terminal et se prononce [i] (ou [j] devant voyelle). Ce phénomène de perte de /l/ existe également en France et date du moyen-âge (11e-12e siècles). En France, pourtant, la réduction phonétique se fait uniquement devant les mots (verbes ou autres PRO clitiques) qui commencent par une consonne. Le PRO clitique féminin elle perd son /l/ terminal, analogiquement et se prononce [E] ou [a] en FQ. Au Canada, les PRO clitiques personnels ils et elles (pl.) se prononcent de la même façon que il et elle (sg.). Ainsi, dans le vernaculaire québécois, le [z] de liaison fait régulièrement défaut dans des phrases comme: Qu’est-ce qu’ils (~ elles) // ont dit?
Pour ce qui est du PRO clitique féminin elle, la chute du [l] terminal n’est pas aussi complète que dans le cas de il, ce qui fait qu’on entend assez souvent un [l] devant voyelle, p. ex., a, elle est [Ela, ala], du moins dans un style soigné. Dans ce cas, la conservation du [l] permet d’éviter un hiatus…, et la réduction conséquente de deux voyelles en une seule. Le même traitement se généralise au PRO ça, vraisemblablement pour les mêmes raisons: FP Ça a pas de bon sens! FQ Çal a pas de bon sens! Plus rarement, on entendra, à l’indéfini: On l’a jamais vu ça! = «On a jamais vu ça!» Ce phénomène d’agglutination, de nature analogique et simplifiante, semble se limiter aux PRO clitiques à fonction «sujet», et à la 3e personne du singulier. Cependant, d’autres exemples viennent suggérer que le processus d’agglutination peut aller encore plus loin en FQ: Jel sais-tu?, Jel sais pas!
En FQ, les PRO clitiques à fonction «objet» (direct ou indirect) la, les, lui, leur, ont eux aussi une tendance prononcée à perdre leur /l/. J’a vois, J’es ai vus, J’ui ai dit (FP) et J’i ai dit (FQ), J’eu(r) ai dit ou encore, j’eu-z-ai dit (FQ) [ZOzedzi], puisque [z] s’impose ici comme marque de pluralité…, et comme consonne de liaison. En FQ populaire, dans le cas de lui, la semi-voyelle [ç] tombe également, donc J’i ai dit. Ce qui veut dire qu’en FQ, [lçi] est la forme forte et autonome du pronom, tandis que [i] en est la forme faible et clitique. Comparez, p. ex., FP Lui, il va venir! et Je le connais, lui! avec FQ J’i ai dit! et Vous i avez prêté la clé.
Fait intéressant à noter: le FS est incapable de faire cette distinction entre PRO fort et PRO faible et insiste sur la forme lui [lçi] dans les deux cas, supprimant ainsi une tendance réductrice bien attestée dans le français du 17e s. L’avantage de cette «normalisation», c’est que la possibilité de confondre lui [i] «to him, to her» (sens personnel) avec y «to it, to there, there, in/to that place» (sens impersonnel) est complètement éliminée du FS.
En FQ, devant le PRO clitique lui «to him, to her» on ne fait ni élision ni liaison, donc: Tu y parleras demain et jamais *T’y parleras demain. On dit toujours Vous // y avez prêté la clé, et jamais *Vous-z-y avez prêté la clé. Mais cf. Vous-z-y allez tous! La liaison se fait régulièrement quand il s’agit d’un y impersonnel «there», mais pas quand il s’agit d’un y personnel «to him, to her».
En résumé:
Qu’est-ce qu’on a dit à propos des PRO forts, disjoints et accentués? [Syntaxiquement autonomes, ils se comportent comme des noms et ont tendance à s’allonger].
Qu’est-ce qu’on a dit à propos des PRO faibles, conjoints, clitiques, inaccentués? [Ils sont syntaxiquement dépendants, s’appuient sur un verbe et se trouvent devant le verbe, ont tendance à s’abréger, à perdre leur syllabicité, à ne laisser qu’une trace minimale].
Le cas des PRO objets clitiques (directs ou indirects)…
qui commencent par /l/ est un peu spécial (le, la, les, lui, leur) en FQ. Le se réduit en [l] comme en FS, FP: Jel’ vois, Tul’ veux et se maintient. Mais, dans tous les autres cas, le /l/ disparaît à l’intervocalique, du moins dans le vernaculaire FQ. Mais, même si le /l/ disparaît, le PRO objet reste toujours sous forme d’une trace (vocalique). Exemples: la: Je (l)a vois [a]; lui: J’i ai dit. [i]; les: J’es ai vus [ez]. À remarquer que le FS combine de + les en des depuis le 11e siècle; cette contraction est considérée comme la seule normale, alors que son décumul en de + les est considérée une «erreur». PAR CONTRE, LA FORME FORTE ET ACCENTUÉE LUI NE SE RÉDUIT JAMAIS en FQ, comme p. ex., LUI, qu’est-ce qu’y veut? Avec LUI, on ne sait jamais!
Leur clitique: Je (l)eu ai dit. [(l)¿] ou bien [(l)Oz], plus rarement [(l)¿{]. Comme on l’a déjà vu, le FS insiste pour établir une bonne distinction entre lui [lçi] «to him, her» personnel et y [i] «there, to there, in that place» (impersonnel). En FP de France, la distinction est plutôt [çi] «to him, her» personnel vs. [i] «there, to there» (impersonnel).
En FQ, les deux formes se prononcent [i] (J’y ai dit personnel) et (J’y vais impersonnel). Mais la liaison est bloquée devant le [i] personnel. Exemple: Vous // y avez prêté {l}a clé et jamais *Vous-z-y avez prêté {l}a clé. Par contre, la liaison se fait régulièrement avec y impersonnel, cf. Vous-z-y allez tous! Ainsi, dans la pratique du FQ, il y a rarement confusion entre le personnel et l’impersonnel.
Tendance du PRO on a assumer le rôle de 1re personne du pluriel (ensemble de personnes au pluriel, 1re personne): Qu’est-ce qu’ON fait, nous-autres? Nous-autres, ON fait ce qu’ON veut. Cependant, on peut garder son sens FS de «n’importe qui» ou «tout le monde sans précision»: Style proverbial: ON ne sait jamais… On se maintient également dans les généralités: Ici ON parle français, ON est toujours mal à l’aise dans ces cas-là.
En FQ populaire, on a tendance à préférer ils (sens indéfini, prononcé [i]) à on: Ils disent qu’il va neiger à nuit. Ils ont dit ça à la télévision. Soit vous: Bof! Qu’est-ce que VOUS voulez? Avec du foin VOUS pouvez faire des folies!
Soit tu: Tu fais ce que tu peux dans la vie! Quand t’es en amour, tu penses rien qu’à ça!
Soit ça: Maudit que ça parle, les profs! Ça chiale tout le temps, les ‘tits morveux!
Faits divers:
Préférence générale pour le tutoiement en FQ, sauf circonstances très formelles (ou sens pluriel). Un fait de société, traditionnellement les gens se connaissaient tous et adoptaient en conséquence un ton intime, sinon égalitaire, dans leurs communications.
- Le FQ et le FP utilisent tous deux un PRO clitique dans les cas de dislocation (= détachement):
André me L’a donnée, la cassette (dislocation à droite). La cassette, André me L’a donnée (dislocation à gauche). Cette trace de l’élément disloqué est évidente dans les phrases du type Je LE sais qu’il est parti. Dans la phrase Je LE sais pas!, bien caractéristique du FQ, il faut peut-être sous-entendre Je LE sais pas {s’il est parti, qu’il soit parti}.
- PRO clitique
le. Dans ce cas, la trace [l] disparaît complètement au contact de lui ou leur. FP Je {le} {l}ui ai dit. Je {le} leur ai dit. FQ J’y ai dit. J’eu-z-ai dit.
- FP
Passe-les-moi, tes crayons. Donne-la-moi, ta pomme. FQ Passe-moi-les, tes crayons. Donne-moi-la, ta pomme. En FQ, le PRO clitique fort moi reste soudé à l’impératif, peut-être d’après les modèles courants: Donne-moi-ça! Passe-moi tes crayons.
- Deux prononciations de
le après un verbe à l’impératif: Regarde-le, ton chat! (clitique?) et Regarde-lé, ton chat! (forme forte sous l’accent tonique, prononciation à l’ancienne).
- D’où vient la prononciation:
Donne-moi-z-en deux, Garde-moi-z-en une pour plus tard? D’abord, on évite la suite VV non préférée (= l’hiatus). Ensuite, l’analogie domine. On dit correctement Donnes-en, gardes-en pour toi, parlons-en, vas-y, allez-y où le [z] de liaison a son origine dans la flexion verbale. Tout se passe comme si les PRO clitiques étaient devenus -zen et -zy dans les formes à l’impératif! Cette prononciation est tout à fait normale dans toutes les variétés du français qui existent.
Conclusion générale: Dire que les langues sont fixes, pures, parfaites, stable et permanentes est une fausseté évidente. Dumas conclut: «…rien n’est parfait, tout est toujours en changement et n’est jamais fixé une fois pour toutes».